Patrimoine de Brissac : Notre Empreinte
Investigation artistique sur la mémoire des villages. La fabrique des souvenirs
La brebis 90057
Texte : Nathalie Savalois
Photo : Yann Schneylin
Abattage de 90057 (témoignage d’une jeune éleveuse de brebis Raïoles)
Bonsoir, Je m’appelle Nathalie, mais ici le plus souvent on m’appelle « la bergère ». Je suis arrivée à Brissac au printemps 2014 sans imaginer que je ferais un jour paître un troupeau de brebis sur ses garrigues.
« Oh c’est super ! Un troupeau à Brissac ! Il y en avait 7 dans le temps… ça va entretenir… ça aide contre les incendies… ah l’odeur des béligues, et les cloches, ça me ramène 40 ans en arrière ! C’est bucolique… »
Oui c’est beau d’avoir un troupeau, ça apporte plein de réjouissances. Ça apprend le cycle de la vie et donc ça apprend la mort aussi…
Justement ce matin-là le réveil sonne à 5h30. Il est trop tôt, surtout pour se rappeler qu’il faut aller chercher sa brebis et l’amener à l’abattoir. Péniblement, je m’habille, prends mes papiers, et vide le coffre de ma vieille Polo. Le lever du soleil est frais et coloré, plein de vie…
Quand j’arrive au parc de contention, ma brebis isolée est debout et mange, elle me regarde manœuvrer et me bêle. Allez viens-là ma belle, tiens regarde ce que j’ai pour toi, Je lui donne quelques grains d’orge qu’elle accepte volontiers. Chut... bouges pas il faut que j’enlève ta cloche… premier geste insupportable.
Après l’avoir difficilement hissée dans le coffre, encore une poignée d’orge et je démarre. Sa respiration devient soudainement forte, elle trébuche et s’appuie aussi sur sa patte cassée tremblante pour garder l’équilibre. « Si tu te couchais ma belle, ça irait mieux… » Elle me bêle plusieurs fois, un coup doucement, un coup fort, mais elle reste debout pendant les 40 min de trajet que j’essaie de rendre les plus confortables possible.
Je me souviens du moment où nous avons choisi de l’acheter malgré son unique quartier, parce que nous la trouvions belle et vive. Quelqu’un sait ce que ça veut dire pour une brebis de n’avoir plus qu’un seul quartier ? Ça veut dire que seule la moitié de sa mamelle fonctionne, et donc qu’elle a deux fois moins de lait pour son agneau. Elle nous a fait deux agneaux, a élevé la femelle et l’a laissé téter même avec sa patte enflée et douloureuse. Son agneau mâle a été un biberon vorace qui est devenu un beau mouton…
Son souffle s’est calmé quand j’arrive à l’abattoir en tant qu’éleveuse pour la première fois. Un homme au teint gris et au regard noir me reçoit avec méfiance. « Normalement, c’est votre domaine ! Ça devrait pas venir à l’abattoir ça, une bête accidentée comme ça. » « -Ah, et je fais comment ? – Bé vous vous débrouillez, vous le faites chez vous ou… » pas beaucoup d’alternatives… Il lui replie la patte pour essayer de la soulager et l’aider à avancer, mais il finit par la tirer par les cornes alors que je la pousse par la croupe. Doucement amenée au box, elle reste immobile, la tête basse, le regard suspicieux. L’employé claque la porte en métal, deuxième geste insupportable.
Je regarde ma brebis une dernière fois, seule au milieu de ce grand box. L’employé la regarde aussi et la console : « Aller, c’en est bientôt fini pour toi ». Je tourne le dos et sors du couloir d’amenée, troisième geste insupportable.
Quel problème, quel lieu infâme, quelle logique impitoyable…
Quand, chercheuse, j’enquêtais auprès d’éleveurs qui condamnaient l’existence même de l’abattoir, je les comprenais parfaitement par la raison. Désormais je les comprends aussi par le vécu. Je voudrais une autre mort pour mes brebis, ces mères que j’ai choisies, observées, amadouées, engueulées, soignées, aimées… et pour leurs agneaux que j’ai vus naître, aidés à naître et à téter, surveillés, observés grandir, jouer, digérer leur lait étalés dans l’herbe comme morts et pourtant pleins de vie…
Regardant auparavant les troupeaux comme des foules, je ne prenais pas la mesure de l’attachement possible d’un éleveur envers ses bêtes. Aujourd’hui, quand je me retourne et que je vois mes 115 bêtes me suivre, je trouve que ça commence à faire un peu de monde, et pourtant je reconnais chacune des têtes de mes brebis et me réjouis de leurs présences : Cocotte, Bichette, Souris, Pichnette, Boucle d’Or, Claquette, Chaussette… bon, elles n’ont pas toutes un nom car je n’ai pas assez d’imagination, mais je connais leurs numéros et leurs lignées.
90057 était une brave bête qui me faisait confiance quand je la soignais. J’ai dû courir après 80101 qui, depuis sa blessure, la chargeait avec insistance, la faisant tomber sur sa patte blessée. Elle mangeait souvent avec les chèvres, portait une vieille cloche sur un collier neuf… c’était l’un de mes repères à la garde. Nous la mangerons, c’est la moindre des choses…
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