La garrigue et sa langue
Auteur : Jean-Claude Forêt
Date : novembre 2013
Les langues comme les civilisations se savent désormais mortelles. Consolons-nous en pensant que les montagnes meurent aussi, à cette différence près qu’elles y mettent un peu plus de temps. Le socle calcaire des garrigues s’est formé par sédimentation au fond de l’océan au cours des cent cinquante millions d’années de l’ère secondaire. Il faut moins de temps à une langue pour naître, croître et mourir, mille ou deux mille ans, beaucoup plus ou bien moins suivant le cas. La garrigue “humaine” qui nous intéresse, c’est-à-dire peuplée par l’Homme, n’aura vécu que le temps d’un éclair au regard de son histoire géologique. Une fraction de cet éclair, deux mille ans, aura été marquée par l’émergence d’une langue dont nous avons le privilège, triste et heureux à la fois, d’observer le déclin et de défendre la survie. Cette langue, c’est l’occitan. L’occitan n’est pas la langue de la seule garrigue, il n’existe pas un occitan des villes et un autre des champs. En revanche l’inverse est vrai : l’occitan est la seule langue de la garrigue, la langue qui a modelé depuis deux mille ans ce paysage artificiel parce qu’humain.
Résumons une histoire qui dépasse largement le cadre de la garrigue. À la fin du deuxième siècle avant Jésus-Christ, les légions de Domitius Ænobarbus “pacifient” la Gaule transalpine entre Alpes et Pyrénées. Outre une route reliant l’Italie à l’Espagne, elles y laissent la vigne et une langue, le latin, qui va s’imposer sur le gaulois ambiant parlé là depuis quatre ou cinq siècles. L’immense territoire de l’Empire où l’on parle latin, la Romania, se fragmente linguistiquement au V e siècle de notre ère, produisant les ancêtres des langues romanes actuelles, castillan, catalan, italien, occitan, français. Les espaces de garrigues se trouvent englobés dans cette évolution linguistique. Jusqu’à la fin du Moyen Âge ils ne
connaîtront qu’une langue parlée et écrite, la langue d’oc. Leurs centres urbains, Montpellier, Béziers, Nîmes, verront l’arrivée du français à partir de 1500 au sein des élites, un français qui envahit la vie administrative après l’ordonnance de Viller-Cotterets en 1538. Mais jusqu’à la
première guerre mondiale la quasi-totalité de la population parle occitan. C’est à partir de l’entre-deux-guerres que se produit la substitution de langues, encouragée, sinon imposée par l’école publique. Le français est donc une langue d’importation récente dans ce qu’il est convenu d’appeler le Midi, mais qui pourrait tout aussi bien être le nord (des Pyrénées par exemple). C’est l’accès de la couronne de France aux mers chaudes, l’annexion brutale des terres du “Midi” par les barons du nord au cours de la croisade dite albigeoise qui ont permis au français de gagner des territoires qui lui étaient étrangers. Le français est une langue latine, mais il n’est pas une langue méditerranéenne de formation.
Les mots qui nomment la garrigue, sa flore et sa faune, ses reliefs et ses travaux, sont occitans. Force est de constater que le français dispose rarement d’un mot populaire pour nommer les plantes endémiques * de la garrigue et qu’il recourt pour ce faire soit à des néologismes savants, soit à des emprunts locaux : Aphyllanthe (nom scientifique Aphyllantus, occitan bragalou), Asphodèle (nom sc. Asphodelus, oc. aleda, alapeda, porraca), Astragale de Montpellier (nom sc. Astragalus monspessulanus, oc. esparcet bastard), Ciste (nom sc. Cistus, oc. muga, massuga, moja), Thym (nom sc. Thymus, oc. frigola). Pour Smilax aspera, le français “salsepareille” est un emprunt à l’espagnol “zarzaparilla”, quand l’occitan propose “saliège” ou “tiragassa”.
La toponymie porte davantage encore la marque de la langue. Le pays se dit en occitan, même quand on parle français. La plupart de ses noms propres sont tout à fait communs, même si l’on a oublié leur sens ou qu’on l’ignore. La déformation est quasi-systématique et l’orthographe en usage hautement fantaisiste, parce que, l’occitan n’étant pas considéré comme une langue, les noms de lieux deviennent des objets verbaux sans passé ni motivation, résultats d’une mystérieuse génération spontanée. La Séranne s’écrirait plus logiquement avec deux “r” et un seul “n” (occitan “Serrana”, sans doute dérivé de “sèrra”, colline allongée). “Gourniès” ou Gournier, toponyme fréquent (à Ferrière-les-Verreries dans l’Hérault, en Ardèche, dans les Hautes-Alpes), correspond à l’occitan “gorg nièr”, gouffre noir. La liste serait longue des toponymes végétaux : eusière, rouvière, cadière et cadenet... Le mot garrigue lui-même est quelque peu mystérieux, dont on ne sait s’il dérive de “garric” (le chêne) ou s’il lui a donné son nom. Dans ce cas, viendrait-il de la fameuse racine pré-indo-européenne “karp” (pierre), bien pratique quand on sèche sur une étymologie ? On le retrouverait par exemple dans les Queyrisses (Cairissas), qui sont des diaclases * de relief karstique.
La garrigue, disent les naturalistes, est le résultat d’une dégradation de la forêt climacique. Elle est maintenant l’objet d’une double déprise :
pastorale et linguistique. Elle est devenue un lieu de résidence, un terrain de jeu et de randonnée, un espace où se déversent nos fantasmes d’évasion. Ses aborigènes ont disparu. On n’y parle guère que le français. Pourtant elle est un vivier de mots où toutes choses, plantes, bêtes, pierres, ont un nom occitan aussi vieux qu’elles, un nom qui tremble dans l’air muet comme une mue de cigale. Seul le vignoble qui occupe ses interstices reste un domaine traditionnel d’activité et un conservatoire linguistique.
Comme le lit asséché d’un ruisseau laisse voir ses galets, ses gouffres, ses marmites d’érosion où l’eau verte filait jadis en courant limpide, comme il fait naître de ce manque même la soif dans nos bouches, ainsi dans la garrigue ne vit plus que la nostalgie de la mer qu’elle était et dont seules demeurent des pierres après le reflux d’une parole que nous n’entendons plus. Il ne tient qu’à nous que les pierres revivent.
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