La construction d'un imaginaire collectif de la garrigue
Origine et histoire d'un imaginaire collectif
Auteur : Roland Pécout
Date : novembre 2013
Les représentations de la garrigue sont fluctuantes dans la durée, tout en se rattachant à un même imaginaire. Le mot “Garriga” est assez courant dans les textes d’Oc au Moyen Âge. Il désigne déjà les formations végétales de broussailles et d’arbustes, qui ne ressortissent ni de la forêt, ni des terres cultivées, et cela sans considération de leur statut. Mais ce sens va lentement évoluer et Pierre-Augustin Boissier de Sauvages dans son Dictionnaire Languedocien- Français, définit la garrigue comme une “terre franche” : celle sur laquelle l’usage prime sur la propriété. Celle où des générations successives, au gré des explosions démographiques, ont gagné à la culture de maigres lopins, et construit capitelles et masets *, marquant les paysages de murettes et de clapas *, avant que le XIX e siècle chasse ces “squatters”, ou les intègre dans le cadastre, établissant la séparation actuelle entre terres communales et terres privées.
En français, le mot “garrigue” fera quelques apparitions au Moyen Âge, au XVI e siècle, et dans les Temps modernes, mais dans son sens “non-marqué”, et géographiquement vague, synonyme de “terre en friche”, et concurrent des mots “lande, friche, terrains de rocaille...”. Le mot dans son sens moderne, entre seulement en 1835 dans le dictionnaire de l’Académie, et c’est au XX e siècle qu’en lien avec le développement de la géographie physique et avec les
préoccupations environnementales, il prendra son sens fixé de “végétation broussailleuse sur les terrains calcaires des régions méditerranéennes”.
Les espaces méditerranéens arides sont nommés “garrigues” en Languedoc et en Catalogne, “colline” en Provence, “maquis” en Corse. Ces espaces ont acquis une forte portée identitaire. Et la fin, depuis trois-quarts de siècle, de leurs usages économiques, a développé une nouvelle perception de leur portée, et de nouveaux enjeux. En quoi ceux-ci sont-ils hérités, et en quoi sont-ils nouveaux ?
“Terre franche”, Monde Sauvage : la dialectique du Désert et de la Forêt
La naissance de la garrigue, et sa perpétuation, sont en quelque sorte en contradiction avec l’étymologie du mot. Dans cette béance se forme et s’entretient un imaginaire singulier. Garrigue vient de “Gar”, racine reconnue comme pré-indo-européenne et qui semble, de même que “Crau”, désigner le rocher : de là “Garric” désigne, selon les régions occitanes, divers types de chênes (Chêne vert, Chêne-blanc, Chêne kermès). Dans une lointaine réminiscence, ces rochers portaient des “chênes”. Il s’agissait donc d’un type de forêt plus que de lande... Mais la mise en pâture ovine, au Néolithique, puis l’exploitation des taillis *, pour les moulins à tanin, les fours à chaux, pour les verriers, les boulangers, les charbonniers, sans discontinuer jusqu’à la révolution industrielle et bien plus tard pour le bois de chauffage, ont raviné les sols, maintenu la prégnance des espèces végétales ascétiques, piquantes, méditerranéennes, se contentant de peu et aimant la lumière. La garrigue, c’était la lande lumineuse, la pierraille, la porte du Désert.... Aujourd’hui que les troupeaux de brebis ne sont plus que de rares survivances, et que les garrigues ont cessé totalement d’être exploitées, la “lande” se ferme, la reforestation spontanée (Chênes verts puis Chênes blancs) change la physionomie des lieux. Le cycle semble se refermer : peu à peu la garrigue retourne à la forêt, telle qu’elle devait être avant la mise en pâture et en culture des temps néolithiques puis des millénaires qui ont suivi.
À mesure que la garrigue cessait d’être un lieu de travail, de pénibilité, de frugalité, et devenait un espace de convivialité dominicale (le “temps des masets”), puis un espace de ressourcement et d’activités de loisirs (chasse, randonnée, tourisme vert), elle voyait son image rejoindre les mythes de la nature primitive, s’ancrait dans une vision a-historique que venait renforcer le regain d’intérêt pour le préhistorique...
L’extraordinaire richesse en mégalithes et en sites rappelant les anciens villages de l’âge du Bronze (à Cambous, le plus célèbre, une des maisons a été reconstituée), était ignorée des occupants ruraux qui ont suivi : ceux-ci avaient pour préoccupation un usage économique. Leur imaginaire s’ouvrait sur des espaces ouverts où nomadiser – pour les bergers – et à l’inverse, s’ouvrait un “pays d’arbres” – pour les exploitants forestiers –. E. Le Roy Ladurie (1980) fait remarquer que dans les mythes et les rites populaires, la garrigue peut fonctionner comme la forêt. C’est que sa cohérence s’est construite sur la perte, toujours frôlée mais jamais totale, de la forêt, et sur une fascination, celle de l’ascèse, de la traversée de la sécheresse, de la quête de l’eau. L’imaginaire de la garrigue relie, en les opposant, l’imaginaire de la forêt et celui du désert.
Mémoire d’une quête
Au cours de “l’ensauvagement” de la garrigue dans les premières décennies du XX e siècle, tous les petits métiers disparus se faisaient oublier, seul demeurait le souvenir (et bien peu, malheureusement, la réalité) d’un usage pastoral récent. Les images floues d’une terre de Désert où l’on va chercher la nostalgie de l’origine, magnifiaient ces espaces à la fois naturels et périurbains, si proches et si “profonds”... Néanmoins, dans le recyclage mémoriel de l’imaginaire post-moderne, les images de la garrigue comme terre de résistance, restent présentes dans la mémoire collective, et elles rencontrent un regain de visibilité locale, régionale, nationale. Car de tout temps, si les garrigues ont été un lieu de travail, elles ont été aussi le lieu d’une “quête” (grandes abbayes médiévales implantées dans les garrigues ; ruines empreintes de légendes mystiques ; souvenirs poétiques comme la présence du Troubadour Raimbaut d’Orange à Aumelas) ; le lieu d’une résistance, souvent douloureuse, mais porteuse de valeurs que l’on ressent comme universelles (les châteaux cathares et les maquis des “Faidits” dans l’Aude et le Minervois ; le “Désert” des Assemblées protestantes clandestines dans le Gard et les Cévennes ; la présence de réfractaires à la conscription napoléonienne ; les caches d’armes de la Résistance dans les grottes et les avens...). Partir en garrigue signifiait dans ce cas “prendre le maquis”... Cette mémoire qui refait surface, par-delà les strates d’histoire de la garrigue “lieu de travail” et de la garrigue “lieu de convivialité”, semble insuffler sinon une nouvelle sacralité, du moins un nouveau prestige aux collines de l’arrière-pays. Ces espaces vastes d’entre mer et montagne, à la fois Désert et Forêt, Eden perdu et terrain de découverte, l’urbanisation accélérée de la frange littorale les désigne comme lieu vital où se régénèrent et la nature et les humains.
Aujourd’hui, la garrigue se refait forêt (à la fois suite à des reboisements ponctuels et à une recolonisation spontanée par des espèces arbustives). Mais une forêt qui est soumise à l’épreuve du feu... Lotissements et quartiers nouveaux s’insinuent dans la nature méditerranéenne, les troupeaux ne font plus leur œuvre de défrichement, l’entretien, par les sociétés de chasse, d’une surabondance de sangliers pour
alimenter les battues, rend problématique la fréquentation à certaines saisons, de même que les risques d’incendie rendent problématique la fréquentation estivale. Les usagers de la garrigue sont parfois en concurrence. C’est pourtant toute une société régionale qui a le besoin – et qui exprime la demande – de
la garrigue comme espace de ressourcement. Cette nature qui fut toujours humanisée, s’empreint désormais de l’attrait de ce qui touche à l’origine, de ce qui a traversé l’histoire en se renouvelant, de ce qui porte des valeurs de liberté ancestrale et de liberté actuelle. La garrigue est un biotope * définissable et précieux... Mais c’est aussi le miroir de notre psyché.
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