Le système agro-sylvo-pastoral
Auteur : Michel Bouchet, Claire Lecoeuvre, Jacques Lefort, Jean-Marc Ourcival
Date : novembre 2013
Les XIX e et XX e siècles apparaissent comme des périodes de grand bouleversement pour le territoire des garrigues : la longue histoire d’occupation humaine et d’activités agro-pastorales, apparue au Néolithique, connaît une brutale transformation dans les bases mêmes de son organisation.
Une dynamique de croissance de l’occupation des garrigues liée à l’exploitation des ressources
Trois types d’exploitations ont coexisté de façon continue jusqu’au XIX e siècle : l’agriculture, l’exploitation des forêts, et l’élevage. Schématiquement, le territoire des garrigues est partagé en trois espaces imbriqués : l’ager où se pratique l’agriculture, majoritairement dans les plaines, les bassins, à proximité des villages et des mas et partout où le sol est suffisamment profond ; la sylva, espace forestier plus ou moins densément exploité selon les époques se situant plutôt sur les collines, les plateaux et les terres les plus éloignées des habitations ; et le saltus, zone de parcours pour les troupeaux.
Mais cette organisation un peu théorique a été remodelée en permanence, d’une part du fait de l’interconnexion de ces différentes utilisations de l’espace (l’élevage se pratiquant aussi sur des zones agricoles et forestières selon les saisons) et d’autre part sous l’influence de la démographie. En effet, jusqu’à une époque récente, l’intensité de l’exploitation a eu tendance à augmenter avec la densité de la population. Ainsi, en période de population élevée comme aux XVIII e et XIX e siècles, les surfaces cultivées s’étendent, les zones de pâture pour les moutons progressent au détriment des forêts qui sont surexploitées, et régressent. Inversement, ces dernières ont tendance à reconquérir de l’espace lorsque la population diminue. L’exploitation de la forêt apparaît donc comme une variable d’ajustement. Mais ce modèle s’effacera au cours du XX e siècle du fait des profondes mutations de la société rurale.
Naissance de systèmes agricoles spécialisés
Dès le XIX e siècle, la naissance d’une agriculture qui se tourne vers les marchés encourage la spécialisation, mais ce système devient vulnérable en cas de crise.
Le XIX e siècle commence par un élan de la sériciculture et le développement du vignoble
Au début du XIX e siècle, le territoire des garrigues devient donc le support de très nombreuses activités telles que l’élevage ovin, l’oléiculture, la céréaliculture, la cueillette de truffes et de plantes aromatiques, les coupes de bois, le ramassage de fagots, le charbonnage, la cuisson de la chaux, etc. Mais ce sont essentiellement la viticulture et la sériciculture qui connaissent un essor important.
En effet, l’élevage du ver à soie est en plein développement lorsque commence le siècle ; les mûriers sont plantés en bordure de champs et de chemins, et des usines de tissage prennent place dans le paysage, principalement le long des rivières. Chaque grand mas de garrigue possède des magnaneries, petites pièces en étage, avec des cheminées d’angles où sont élevés les magnans, les vers à soie. À l’apogée de cet “âge d’or de la soie” le Gard fournit, à lui seul, la moitié de la production française de cocons et le territoire des garrigues tient un rôle majeur dans cette activité.
En parallèle, la viticulture va également se développer très fortement du fait des transformations liées à la révolution industrielle et au chemin de fer. Dès lors, le transport du vin devient bien plus facile et les surfaces viticoles connaissent un nouvel essor renforcé par le partage des communaux * de 1848 et surtout par l’augmentation de la consommation et des prix du vin. Le vignoble de l’Hérault par exemple double de surface en 25 ans. À partir de la période 1850-1870, on assiste aux débuts du machinisme agricole, l’utilisation de la faucheuse pour moissonner, du rouleau à dépiquer, des tarares et des batteuses à vapeur qui facilitent la récolte des céréales tandis que les labours deviennent de plus en plus performants grâce à l’utilisation des charrues à versoir, des rouleaux et des herses.
Au milieu du XIX e siècle, le choc de deux catastrophes : pébrine et phylloxéra
Cette période faste fut de courte durée et plusieurs difficultés vont inverser les tendances dans le territoire des garrigues. En 1854, la maladie de la “Pébrine” ravage les élevages de vers à soie malgré le “grainage cellulaire” mis au point par Pasteur ; la production française chute considérablement. Elle passe de 25 000 tonnes en 1850 à 2 800 tonnes en 1876.
En 1863, le phylloxéra se manifeste dans le Gard. Il ruine en quelques années l’ensemble du vignoble avant que le botaniste Jules Émile Planchon, natif de Ganges, ne mette au point le greffage sur des plants américains immunisés contre le puceron ravageur. Cela engendra une nouvelle et grande extension du vignoble en Languedoc dans cette seconde moitié du XIX e siècle. Mais la lutte contre le phylloxéra est coûteuse et favorise la grande propriété : le vignoble s’étend davantage dans les grandes plaines littorales que dans les garrigues.
À la fin du XIX e siècle : abandon de nombreuses activités
Suite à la perte de plus de la moitié des surfaces viticoles due au phylloxéra, les agriculteurs essayent de diversifier à nouveau leurs productions. Des cultures fruitières et maraîchères s'implantent sur certains terrains où la vigne a été arrachée, mais ces activités peu adaptées à ces sols, ne suffisent pas à entretenir la prospérité de l’agriculture.
La seconde moitié du XIXe siècle verra aussi les activités traditionnelles connaître un rapide déclin. De “petits métiers” (verriers, charbonniers, bouscatiers*...), liés à l'exploitation du bois vont progressivement disparaître, concurrencés par les industries et l'arrivée de nouveaux combustibles. Cette régression de l'exploitation forestière va petit à petit modifier en profondeur le paysage.
En cette fin du XIX e siècle, le pays des garrigues reste encore un territoire largement agro-pastoral. Le blé, les cultures fourragères, la vigne, les arbres méditerranéens dont l’olivier, et les troupeaux de brebis (avec quelques chèvres) restent présents mais avec une tendance nette à la diminution, surtout dans les terres où les revenus agricoles (vigne essentiellement) permettaient de se passer de l’élevage ovin, très contraignant. Ce déclin des troupeaux est très marqué dans les exploitations de l’est gardois, mais moins rapide dans les grands mas de l’ouest où la vigne garde une part plus modeste. On constate également le début d’une fermeture des paysages de garrigue due à l’abandon de nombreuses pratiques d’utilisation de la chênaie et de certaines terres cultivées ou pâturées qui s’embroussaillent alors. L’accentuation de cette tendance marque une rupture dans le territoire méditerranéen qui, depuis les débuts de l’agriculture et de l’élevage était resté ouvert.
Le XXe siècle - exode rural et succession de crises
Exode rural
Le XXe siècle est d’abord, pour le pays des garrigues, le temps de la déprise agricole et de l’exode rural vers les villes industrielles. Les petites exploitations sont les premières touchées mais les grands mas vont suivre dans la première moitié du siècle. Le peuplement des garrigues s'effondre, les mas étant peu à peu abandonnés et les terres laissées en friche ou à la disposition des quelques troupeaux restants. Cet effondrement est dû à une suite d’événements et d’aléas pour l’agriculture qui ont prolongé et accentué les difficultés du siècle précédent et ont provoqué une mutation profonde des activités et des paysages.
Crises viticoles
Les années 1900 sont marquées par la première grande crise vinicole. Dès la fin du XIX e siècle les cours du vin s’étaient effondrés par insuffisance de débouchés, concurrences et fraudes des négociants. En 1907 commencent les grandes manifestations viticoles. Cette crise débouche sur une nouvelle réglementation qui renforcera provisoirement la production de vins de consommation courante.
Les événements de 1907 marqueront le début du mouvement coopératif dans un grand élan de modernité et de volonté communautaire. Caves communales puis caves coopératives vont s’inscrire dans le paysage et les villages par leur architecture. Elles marqueront les comportements des viticulteurs pendant plusieurs décennies.
Mais dès 1931 les difficultés de commercialisation des vins réapparaissent et lois et tensions sociales se succèdent et se répondent. L’arrachage des vignes est envisagé pour lutter contre la surproduction.
Abandon total de la sériciculture
Dans les années 1930, l’arrivée de la soie artificielle puis du nylon provoque la disparition des derniers élevages de ver à soie et la fermeture des filatures. C’est toute la sériciculture qui disparaît alors des garrigues après plus d’un siècle de prospérité (à titre d’exemple en 1850, sur le seul village de Lussan, trois filatures étaient en activité) ; les magnaneries sont abandonnées et les mûriers blancs ne sont plus entretenus ni renouvelés. Ils disparaissent progressivement en laissant çà et là dans le paysage quelques vieux arbres que l’on peut encore observer aujourd’hui.
Gelée de 1956 et crise de la truffe
En 1956 une gelée tardive particulièrement sévère va notamment provoquer la disparition de 90% des oliviers et donc de la production oléicole. La plupart des olivettes sont abandonnées à partir de cette époque.
En 1960, les ressources naturelles en truffes s’épuisent alors que le Gard et l’Hérault organisent de grandes campagnes de plantations de chênes truffiers, principalement en garrigue. Le Gard voit ses surfaces augmenter d’environ 600 hectares mais cette culture reste cependant aléatoire car les arbres plantés ne donneront pas de truffes avant plusieurs années. La trufficulture reste ainsi une activité d’appoint.
Déclin de l’élevage ovin
Entre 1955 et 1960, l’importation massive de viande d’agneau de Nouvelle-Zélande impacte très fortement l’économie locale de la viande ovine, les troupeaux disparaissent ou se réduisent. En 1975, Saint-Martin-de-Londres comptait 10 000 brebis, aucune aujourd’hui ! La pratique de la transhumance diminue fortement. De plus l’élevage était très lié à la viticulture car les animaux se nourrissaient dans les zones enherbées des vignes. Le dés- herbage oblige les éleveurs à trouver de la nourriture ailleurs. Les agneaux de 8-9 mois restent cependant une tradition, iIs sont utilisés, notamment pour la fête de l’Aïd el Kébir des populations musulmanes, ce qui a permis l’émergence de certains marchés de niche.
Le mouton et le berger disparaissent alors largement du territoire des garrigues, désertent les drailles * et les pâtures laissant le champ libre à l’embroussaillement et aux arbres. La fermeture de l’espace végétal se renforce, les sangliers prolifèrent tandis que les espèces animales préférant les espaces ouverts (perdrix rouge notamment) régressent inexorablement. Les garrigues sont largement abandonnées et remplacées par des friches et des bois.
Fin du XXe et début du XXIe siècle : de nouvelles organisations voient le jour
Vidée d’une partie de ses habitants, agriculteurs, cueilleurs, éleveurs et forestiers, et privée des activités agricoles qui ont façonné son paysage depuis deux mille ans, la garrigue essaie d’inventer une économie agricole adaptée au contexte d’aujourd’hui.
La mécanisation, la disparition des petits métiers de la garrigue, les nouvelles règles de commercialisation nationale, européenne et mondiale, l’exode rural, le développement urbain ainsi que les nombreuses et différentes crises des XIX e et XX e siècles ont transformé le système agro-sylvo-pastoral des garrigues basé sur la polyculture. Il laisse place à un petit nombre de filières le plus souvent indépendantes les unes des autres mais cherchant toutes les moyens de s’imposer dans un nouveau contexte socio-économique.
Péri-urbanisation et nouveaux usages de la garrigue
Les départements du Gard et de l’Hérault connaissent depuis les années 1970 une très forte pression démographique notamment autour de Montpellier et de Nîmes. Les villes et villages alentour s’étendent. Cette extension urbaine entraîne la perte de 55 000 hectares de surfaces agricoles entre 1979 et 2006 dont une bonne part concerne le territoire des garrigues. L’espace d’exploitation essentiellement agricole, sylvicole et pastoral, devient de plus en plus un lieu d’habitation pour des populations travaillant dans les agglomérations. Il se transforme également en espace de loisirs et de découverte ; pour la première fois dans l’histoire, l’augmentation de la population en garrigue ne s’accompagne pas d’un développement de l’exploitation de ce milieu.
Viticulture : d’une production de masse à la recherche continue de qualité
Entre 1975 et 1980, le vignoble du Languedoc-Roussillon atteint ses plus gros volumes. Avec 400 000 hectares, soit environ 28 à 32 millions d’hectolitres, la région fournit 50% du vin produit en France et un tiers de la surface viticole nationale. Mais la viticulture va encaisser de nouveaux coups durs. Plusieurs crises entraînent des arrachages définitifs et les surfaces du Languedoc-Roussillon chutent jusqu’à atteindre aujourd’hui environ 220 000 ha, soit 15 millions d’hectolitres ce qui correspond à une perte de la moitié des surfaces en 35 ans.
En parallèle, les appellations et les labels se développent dans la seconde moitié du XXe siècle pour se différencier des vins de consommation courante. Une prise de conscience collective du potentiel de qualité des vins de terroir dans ces terres de garrigues s’accentue. En ce début de XXI e siècle, dynamiques individuelles et collectives confirment cette volonté. Encépagements, diversification des modes de culture, déplacement du vignoble sur des sols favorisant la qualité, vinification, nouvelles pistes de commercialisation...c’est toute une révolution des pratiques qui est engagée avec un retour de la vigne dans sa zone de culture du XVIIIe et le retour aux caves particulières.
Développement de l’élevage bovin, équin et caprin
Autour des villes, les troupeaux de moutons encore présents à la fin du XX e siècle disparaissent petit à petit. Néanmoins, certains éleveurs modernisent leur exploitation et l’adaptent à l’évolution des terres et des modes de consommation tout en valorisant des pratiques traditionnelles (transhumance à pied, sauvegarde de races rustiques...).
En parallèle, l’élevage de chevaux et les centres équestres se développent rapidement répondant à une demande croissante des habitants.
Dès 1980, les taureaux de Camargue sont envoyés dans les garrigues pour l’hiver. La production de viande bovine (race Aubrac notamment) se développe également sur le territoire. L’élevage caprin connaît aussi une progression importante. Des éleveurs de chèvres des Cévennes et des garrigues remettent au goût du jour un fromage au lait cru connu depuis le XVIIIe siècle, le pélardon.
L’oléiculture se réorganise
Effondrés après le gel de 1956, les oléiculteurs tant professionnels qu’amateurs tentent de se fédérer pour relancer leur activité. Confrontés à la concurrence d’autres pays producteurs, la production s’oriente résolument vers la qualité et opère la même mutation que celle de la viticulture. Par ailleurs, la communication est particulièrement soignée et l’Olivier devient le symbole de la Méditerranée et de la diversité de ses saveurs.
De multiples initiatives
Des pistes et des initiatives nombreuses mais ponctuelles et souvent isolées voient le jour sur le territoire des garrigues. Elles concernent les méthodes culturales, les modèles d’exploitation, les modes de vente et de distribution, la diversification des activités (agrotourisme...).
Ces dynamiques se développent parallèlement à des changements dans la demande sociale, dans la relation au produit, au producteur et au terroir. Les circuits courts, la vente directe, la consommation locale sont autant d’idées qui se diffusent et se testent sur le terrain. Les consommateurs s’organisent en partie avec le développement de groupements d’achats, d’AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne)...
Même si le rôle de l’agriculture apparaît de plus en plus central dans les discours sur le maintien des paysages et de la biodiversité des garrigues, son impact reste marginal et peu visible sur le territoire, très loin de ce que fut l’activité autour des forêts, des parcours et des cultures.
Les chemins de fer
En 1840 est inaugurée la ligne Alès - Nîmes - Beaucaire à travers la garrigue. C’est l’une des premières voies ferrées construites en France, elle a pour fonction d’exporter le charbon des mines cévenoles vers le Rhône. Jusqu’à la fin du XIX e siècle, une multitude de lignes de chemin de fer va être construite à travers les garrigues, la plupart vont servir à transporter le vin vers le nord de la France. À son apogée, vers 1900, le réseau ferroviaire sera long de plus de 270 km avec par exemple une ligne Montpellier - Sommières - Quissac - Alès et une ligne Alès - Uzès - Remoulins - Beaucaire. À partir de 1930, des lignes sont abandonnées et remplacées par le transport routier. Ce fort déclin se maintiendra jusque dans les années 1980 . Il ne reste actuellement en service que les 48 km de la ligne Nîmes-Alès
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