Éléments de géographie historique



Auteur : Claude Raynaud
Date : novembre 2013

Du Rhône à l'Hérault, la garrigue du Languedoc oriental ne s'écarte guère de plus de 50 km de la Méditerranée. La déambulation géo-historique qui s'ouvre là pourrait tromper sur son objet : s'agit-il d'autre chose que d'un arrière-pays, d'un moyen terme entre mer et montagne ? Rien de plus incertain en réalité que cette idée d'espace médian, rien de plus trompeur que le schéma de la relégation hors du couloir de communication. Par leur diversité, par leur inégale répartition et malgré leur relative banalité, les signaux archéologiques que sont les habitats, les sépultures et les formes territoriales, imposent une réflexion sur les notions de littoral, d'avant- et d'arrière-pays, de centre et de périphérie. Plaine-accueil, plaine-richesse, plaine-passage, plaine-marais ? Garrigue-matrice, garrigue-refuge, garrigue-ressource, garrigue-désert ? Ces associations d'idées nourrissent les perceptions des géographes, des historiens et des archéologues. Toutes demeurent opératoires mais chacune à un palier distinct, qu'il s'agisse d'un moment très particulier ou au contraire d'un mouvement millénaire.

Les premiers peuplements du Néolithique situés tant en garrigue qu’en plaine


Une première association d'idées, celle d'une garrigue-matrice, a longtemps prévalu à l'égard du peuplement néolithique et protohistorique. Présumées plus saines et plus stables que les plaines littorales que l'on supposait infestées de fièvres paludéennes, les "terres hautes" étaient censées alimenter les flux de peuplement. Ce paradigme n'a plus cours depuis que les prospections systématiques sur le peuplement et les programmes de géo-archéologie ont révélé, à la fin du XX e siècle, l'ancienneté et la pérennité du peuplement des plaines. L'image d'un littoral répulsif venait en réalité de la dégradation du littoral lagunaire aux XVII e et XVIII e siècles, marqués par un épisode de déprise partielle. On sait aujourd'hui que le littoral a fixé une bonne part des premiers peuplements. Exit donc l'approche déterministe de la sédentarisation néolithique : plaine et vallée attirent les premiers peuplements autant que la garrigue. Un autre paramètre jouait aussi en défaveur des plaines où les vestiges d'habitat restent masqués au regard de l'archéologue lorsqu'ils sont enfouis sous d'épais dépôts de limon alluviaux, au bord des fleuves côtiers. Ces correctifs introduits, le peuplement néolithique manifeste son ubiquité et l'on ne perçoit pas, en l'état des recherches, de dynamique favorable à tel espace plutôt qu'au voisin. Avant-pays, arrière-pays, centre, périphérie ? Ces questions ne semblent pas se poser encore.

Un habitat groupé sur les reliefs et dispersé en plaine durant la Protohistoire


Partant des mêmes présupposés et du même tropisme qui guidait le regard des archéologues vers la garrigue qu'au Néolithique, la connaissance a évolué de façon moins radicale en ce qui concerne les Âges du Bronze et du Fer. Pour ce millénaire qui précède notre ère, le primat de la garrigue et des hauteurs demeure, malgré les mises à jour des inventaires archéologiques dans les plaines littorales dont l'image répulsive n'a pas survécu à la découverte d'importants établissements. L'exemple emblématique de la Vaunage résume cette évolution : long- temps négligée parce que présumée insalubre, la dépression a fait l'objet de prospections systématiques qui ont permis de localiser plusieurs dizaines de points d'occupation inédits jusqu'alors, habitats modestes par leur étendue mais qui, mis ensemble, obligent à revoir la copie. Au premier modèle qui voyait le peuplement délaisser la vallée humide du Rhôny pour se concentrer sur les crêtes rocheuses dans les agglomérations de la Liquière, Roque de Viou, Mauressip puis Nages, on substitue désormais l'image d'un peuplement perché en couronne autour d'une dépression peuplée et densément cultivée du VII e au II e siècle avant J.-C. L'évolution du modèle est sensible avec la diversification des points de peuplement, petits et éphémères dans les vallées littorales, ou dans les dépressions intérieures comme la Vaunage, vastes et durables sur les hauteurs rocheuses. Le réseau se construit alors sur la dualité habitat dispersé en plaine/habitat groupé en hauteur.

La civilisation des oppida dans la région nîmoise


Parallèlement s'opère une première polarisation spatiale qui voit la région nîmoise capter l'essentiel des établissements, de Vistrenque en Vaunage, tandis que le semis s'effiloche dans la vallée du Vidourle et que la garrigue montpelliéraine demeure presque vide. L'opposition plaine-relief joue peu en l'occurrence, si ce n'est à travers la morphologie des établissements, de sorte qu'il faut invoquer une sédentarisation lente, porteuse à terme d'un processus d'urbanisation : l'émergence, au second Âge du Fer, de la civilisation des oppida *.
Dans cette évocation diachronique du peuplement, il est bien difficile de distinguer tenants et aboutissants lorsque l'on connaît déjà l'issue : la formation d'une ville à Nîmes, bien avant l'arrivée des Romains. Dans cette perspective, Vaunage et Vistrenque assument leur situation d'avant-pays et en acquièrent l'état. Situation, état : deux dimensions fondamentales, pas forcément associées mais souvent confondues à tort, d'un avant- ou d'un arrière-pays. La situation est héritée, dictée par la topographie : entre Nîmes et la mer, moteur de l'urbanisation car source du commerce, de l'innovation culturelle et technique, Vaunage et Vistrenque sont 'avant-pays, parce qu'elles sont en situation de passage. Quant à l'état, elles l'endossent en capitalisant les habitants, ce qui bien évidemment sous-entend la capacité à produire les ressources et à les développer. Cela n'était pas si "naturel" et si imposé par la géographie : encore fallait-il que l'initiative locale saisisse l'opportunité et que le potentiel agronomique s'accorde avec le niveau technique : en clair, que l'on dispose des ressources et que l'on puisse les exploiter. On en jugera par la Costière voisine, placée en situation d'avant-pays "naturel" du Nîmois et qui pourtant demeura dans l'état d'arrière-pays jusqu'à la révolution industrielle : un désert, certainement apprécié et exploité pour son gibier et pour sa forêt, mais un espace relégué, si l'on en juge par les prospections archéologiques qui révèlent un territoire à peu près vide jusqu'au XVIII e siècle.
Selon le même raisonnement, la garrigue montpelliéraine cumule la situation et l'état d'arrière-pays. Dans le même mouvement d'urbanisation qu'à Nîmes, Lattara (Lattes) naît près du littoral. C'est une ville portuaire dont l'avant-pays se restreint à la lagune qui lui assure ressources cynégétiques, halieutiques, pâturages, et bien sûr accès à la mer. On pourrait étendre cet avant-pays à la basse vallée du Lez où, comme en Vaunage, l'habitat se groupe sur la colline de Sextantio (Castelnau-le-Lez). Située à l'arrière géographique, la garrigue ne dispose pas des ressources humaines et "naturelles" nécessaires pour capter l'innovation et changer d'état : elle restera arrière-pays, une garrigue-désert, tandis qu'émerge en piémont la figure durable de la plaine-passage.

Un contraste entre les garrigues nîmoises et montpelliéraines à l'époque gallo-romaine


État durable, nouveau déterminisme, celui-ci forgé par les choix humains ? La période gallo-romaine ne change rien à cet héritage et accentue même l'opposition : tandis qu'à l'est le tissu se densifie entre Rhône et Vidourle, la garrigue à l'ouest enregistre l'apparition de petites exploitations dans les vallons, d'emprise fragile ou nulle sur l'environnement. Le signe le plus manifeste de ce contraste régional réside dans le maillage des centres locaux de marché et d'initiative économique que sont les agglomérations gallo-romaines, héritées des oppida gaulois ou nouvellement créées. Tandis qu'en Vistrenque, Vaunage et Vidourlenque la distance entre ces bourgades oscille entre 5 et 7 km, dans le Montpelliérais il faut parcourir deux à trois fois cette distance pour accéder à l'un de ces lieux d'échange, Lattes, Sextantio ou le Castellas de Murviel.

Le rattrapage démographique des garrigues montpelliéraines durant le Haut Moyen Âge.


Après une longue transition de l'Antiquité tardive au Haut Moyen Âge, période beau- coup moins dépressive et perturbée qu'on ne l'a longtemps pensé, les textes autant que les fouilles soulignent l'ampleur de l'aménagement agraire entre les VIII e et XII e siècles. Dans les vallées de l'Héraut, du Lez et du Vidourle, plusieurs chantiers de fouilles ont révélé la densité des fossés de drainage, terrasses de culture et équipement agraire. Ces mises à jour démentent l'idée d'un territoire vide avant l'âge féodal. Il n'est pas jusqu'à la garrigue montpelliéraine qui opère un surprenant rattrapage démographique, voyant enfin émerger aux XII e -XIII e siècles un semis régulier de villages, après avoir abrité tout au long du Haut Moyen Âge une intense activité artisanale : charbon, verre, poterie, métal. Garrigue-refuge, comme on le crut longtemps ? Non point car les vallées et le littoral demeurent le noyau dur du peuplement.
Ainsi le modèle de peuplement médiéval semble marquer une rupture par rapport aux antécédents antiques et protohistoriques. Le vide est comblé à l'ouest mais les lignes de force sont-elles changées pour autant ? Rien n'est moins sûr tant les villages de la garrigue entre Vidourle et Mosson demeurent chétifs, au contraire d'une aire orientale de Nîmes au Rhône, où s'affirment de solides communautés villageoises. Établis dans la dernière phase de la croissance médiévale, les villages de l'arrière-pays montpelliérain expriment plus les effets du trop-plein régional qu'une dynamique propre à cet espace, comme frappé
du sceau du confinement. La localisation des pouvoirs féodaux entérine de fait les équilibres antérieurs : les lignages puissants demeurent dans les vallées du Vistre et du Vidourle, et bien sûr dans l'avant-pays, à Saint-Gilles, Mauguio et plus encore à Montpellier.

Peu d'évolution dans l'occupation des garrigues à l'époque Moderne


Que s'est-il passé ensuite ? Comment les temps dits "modernes", du XVI e au XVIII e et jusqu'au milieu du XIX e siècle, ont-ils marqué leur emprise sur le peuplement de la garrigue ? La première impression est celle d'une immuable distribution : pour qui regarde la carte de Cassini, dressée au XVIII e siècle, il est bien difficile de découvrir un lieu habité qui ne l'était pas dès les XIII e - XIV e siècles. À cette stagnation du peuplement, voyons peut-être une raison principale : la rareté des blés sur les sols secs de la garrigue qui laissent vide le ventre des paysans. Même stabilité de la hiérarchie : mas, village, ville moyenne, ville régionale, tout semble enkysté dans la trame des réseaux seigneuriaux. Quelques accrocs seulement démaillent ce réseau hérité : des villages désertés, au clocher incliné sur la carte (de Cassini), vidés par la maladie ou bien plus souvent par l'attraction du village voisin. Ces minuscules recompositions cependant ne sont en rien spécifiques de la garrigue et touchent peut-être plus les plaines lagunaires qui, cette fois-ci, montrent bien un visage répulsif.

De la garrigue-atelier du XVIII e siècle à l'abandon du début du XXe siècle


De cette longue atonie, la garrigue se relève au XVIII e siècle lorsque la libéralisation des échanges lui permet de mettre à profit ses ressources minérales, animales et végétales. Mine, laines, soie, colorants, essences, distillations favorisent l'émergence de petits centres proto-industriels : Alès, Anduze, Sauve, Quissac, Ganges, Claret,... La garrigue-atelier refait surface, sur d'autres bases qu'au Moyen Âge mais avec un dynamisme certain.
Pourtant les limites du développement sont vite atteintes et les faiblesses de la garrigue, un temps jugulées, s'imposent une nouvelle fois dans les années 1850-1870 lorsque la viticulture industrielle emporte toute l'économie languedocienne dans son élan. Comment, en garrigue, tenir le cap face à des vignobles qui, en plaine donnent des rendements trois à six fois supérieurs, sur des surfaces incomparables et à des coûts de production sensiblement inférieurs ? L'élan économique et le peuplement de la garrigue se maintiennent jusqu'au seuil du XX e siècle, puis c'est l'affaissement, amorcé par la Grande Guerre et jamais rattrapé jusqu'à la fin du XX e siècle. Happés par les emplois urbains, les enfants de la garrigue laissent derrière eux une garrigue-pittoresque, une garrigue-conservatoire où, sous les apparences d'inertie, les usages ruraux peu à peu cèdent la place aux usages citadins d'une garrigue-naturante, une garrigue où l'on vient désormais se ressourcer. On y vient aussi pour étudier, rechercher, comme le font botanistes, écologues et archéologues...

Alternance entre polarisation des peuplements et processus d'urbanisation


Au terme de ce rapide parcours émergent les principales lignes de force et les héritages. Malgré le relâchement de la sociabilité villageoise, le peuplement contemporain pérenniserait ainsi, dans une certaine mesure, le modèle de peuplement médiéval et moderne. Parlera-t-on de déterminisme ? Ce n'est pas
aussi simple. À la croisée des potentialités naturelles et des dynamiques sociales, les contrastes régionaux s'ancrent dans une dialectique entre polarisation du peuplement et processus d'urbanisation, le mouvement étant donné alternativement par l'un ou l'autre facteur de changement. Sous les apparences d'un
immobilisme bi-millénaire, tout a donc changé même si rien ne semble s'être déplacé. Fixons maintenant l'éclairage sur les grandes étapes de ce long périple, afin d'en fouiller les détails.



Cartes et illustrations

image CarteoppidaVaunage.png (0.1MB)
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Situation oppida, villae en Vaunage
image CarteAvantpays.png (0.2MB)
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Avant-pays urbanisés et connectés

image HistoireArt21.jpg (40.5kB)
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