Dans leur fièvre bâtisseuse et leur appétit d'énergie et de matière, les Gallo-Romains ont-ils su exploiter les ressources végétales et minérales de la garrigue ? Ce fut le cas en effet, un temps, surtout dans le bois des Lens dont la pierre, réputée, était réclamée sur les grands chantiers de la province romaine, de Narbonne à Nice ! Vingt kilomètres au nord de la ville de Nîmes, le massif des Lens connaît dès les années 50 avant J.-C. une intense exploitation des ressources minérales : sa pierre est la plus recherchée pour la sculpture du décor des monuments : statues, colonnes, chapiteaux, architraves et corniches. Ainsi s'ouvrent une quinzaine de carrières (communes de Montpezat, Fons, Montmirat et Moulézan) qui resteront en activité tout au long du I er siècle après J.-C. et même, pour certaines, jusqu'à la fin de l'Antiquité, alternant les phases d'activité et d'arrêt, au rythme des programmes de construction. Au même moment, les ressources minérales de la garrigue des Lens permettent de produire du fer et de la poterie, et l'on peut penser que les charbonniers s'établissent aussi pour alimenter l'immense marché urbain.
L'activité du Bois des Lens est particulièrement bien connue grâce à la notoriété de sa pierre autant qu'à l'intensité des recherches conduites par Jean-Claude Bessac. On ne peut douter que d'autres carrières et d'autres ateliers s'ouvrent aussi dans les garrigues les moins éloignées de l'axe urbain où les grandes agglomérations comme le Camp-de-César (Laudun), Saint-Vincent (Gaujac), Uzès, Villevieille, Brignon ou Murviel-les-Montpellier conduisent d'ambitieux chantiers d'embellissement, principalement sous les règnes d'Auguste et de Tibère, en gros jusqu'au milieu du I er siècle de notre ère. C'est la pierre encore, mais cette fois pour en faire des meules, que l'on exploite dans la garrigue de Saint- Quentin-la-Poterie dès le I er siècle après J.-C.
Une intensification de l'exploitation des garrigues
Happée par l'essor urbain, la garrigue sort de sa léthargie et devient un immense atelier : cette activité marque-t-elle le début d'une nouvelle phase de peuplement ? En effet, on voit alors émerger un habitat groupé occupant plusieurs hectares à Prouvessa (Montpezat), au débouché sud du Bois des Lens. Hors de l'activité extractive et artisanale, au même moment, combes et vallées voient pulluler de nouveaux points d'occupation dont on connaît mal l'activité faute de les avoir fouillés. En surface, les prospections mettent en lumière la présence de matériaux et de poteries que l'on attribue à des exploitations agricoles.
Ces établissements restent cependant de faible étendue, dénotant un habitat dispersé et souvent éphémère : rares sont ceux qui restent occupés durant plus d'un demi-siècle. Ce scénario se répète tout au long du Ier siècle après J.-C., marqué par l'alternance de créations et d'abandons, comme La carrière gallo-grecque du Roquet à Montmirat, au cours de sa fouille archéologique si la mise en valeur agricole que l'on perçoit derrière ces établissements, ne parvenait pas à se pérenniser.
À Ambrussum (Villetelle), les fouilles ont révélé dans le quartier bas de l'agglomération d'épais dépôts alluviaux du Vidourle. L'étude géo-archéologique de ces dépôts a montré que le fleuve connaissait une phase de forte activité, entre la fin du II e siècle avant J.-C. et la fin du Ier siècle après J.-C., marquée par des crues puissantes qui, deux siècles durant, inondèrent régulièrement la bourgade, entraînant de lourds travaux de reconstruction. La confrontation des données locales avec celles collectées dans le bassin méditerranéen, fait apparaître cette instabilité du Vidourle comme une anomalie qui ne s'explique pas par les données climatiques. Elle ressortirait plutôt d'une situation locale. À savoir la densification de l'occupation humaine et peut-être l'échec d'un front agricole de la fin du II e ou du Ier siècle avant J.-C. Son abandon aurait provoqué une crise érosive à l'échelle du bassin versant, dans des terroirs encore mal maîtrisés.
Mais une faible densité de villae
Un autre indice de cette fragilité de la mise en culture en garrigue réside dans le faible nombre des exploitations qui parviennent à se pérenniser au-delà de la génération des pionniers et ensuite se développer jusqu'à constituer des domaines : les villae. Une enquête a permis de recenser 172 de ces domaines dans le département du Gard. Leur cartographie est éloquente : tandis que plus des deux tiers sont situés dans la vallée du Rhône et dans la plaine littorale, le petit tiers restant occupe les bassins et les vallées de garrigue, Vaunage principalement, vallée de l'Alzon au sud d'Uzès et moyenne vallée du Gardon. Ailleurs, l'occupation se réduit à peu de choses : la haute vallée du Vidourle, de Sauve à Saint-Hippolyte-du-Fort, n'a, à ce jour, livré que deux ou trois villas et la seule agglomération de Mus, près de Sauve.
Un fonctionnement qui mériterait de plus amples recherches
Toute l'économie ne reposait pas en réalité sur l'exploitation domaniale de plaine, mode de production spécialisé pour le marché urbain et l'exportation, notamment du vin et des céréales. En effet, parmi la quarantaine d'ateliers d'amphores à vin que l'on connaît entre Rhône et Hérault, deux seulement sont établis hors de la plaine. On doit donc envisager en garrigue une économie reposant sur de petites exploitations aux activités diversifiées, culture et élevage, peut-être aussi exploitation des ressources minérales comme le montre l'exemple des Lens. Quoi qu'il en soit, l'étude des fragments de poterie collectés lors de la prospection de ces établissements montre un approvisionnement régulier et diversifié aux divers courants commerciaux qui irriguaient le pays de Nîmes : amphores Hispaniques, Italiques et Africaines (arrière-pays de Carthage), vaisselle de la vallée du Rhône et de Savoie, poterie de cuisine de l'Uzège... La garrigue n'est ni déserte ni en repli mais... on en reste aux conjectures dans l'attente d'une fouille qui permettrait de comprendre le fonctionnement de cet habitat clairsemé : l'archéologie de l'époque romaine reste à promouvoir !
La disparition de plusieurs agglomérations
L'impulsion de la période augustéenne n'a pas créé d'élan durable, la garrigue demeure un arrière-pays peu dynamique. Le décrochage s'accentue encore lorsqu'aux II e et III e siècles plus de la moitié des habitats et des installations agraires est abandonnée, ainsi que l'une des plus vastes agglomérations, Villevieille. Effet différé de l'érosion des terroirs ? déclin démographique, exode rural ? L'archéologie ne propose encore aucune explication. Au IV e siècle les agglomérations de Villevieille, Mus (Sauve), la Jouffe (Montmirat) et Ambrussum se rétractent puis disparaissent.
Ces disparitions ne doivent pas faire oublier qu'en d'autres lieux l'occupation se poursuit, à Uzès comme au Puech-des-Mourgues (Saint- Bauzille-de-Montmel), à Nages où une agglomération de piémont succède à l'oppidum * délaissé : les cadres de vie ne cessent de se transformer. À Sauve qui succède à Mus, à Anduze sur le puech qui domine la ville médiévale, à Vénéjan sur le plateau de Lombren,
de nouveaux centres émergent. L'habitat se perche et l'on a d'abord pensé à la création de refuges pour les populations fuyant les plaines balayées par les armées en campagne, jusqu'à ce que l'on découvre ces dernières années, que la plaine littorale et la vallée du Rhône continuaient à regrouper l'essentiel du peuplement tout au long de cette transition entre monde antique et monde médiéval.
Entre Antiquité et Haut Moyen Âge, un redémarrage économique
Une mutation s'opère aux V e et VI e siècles, dans cette Antiquité finissante qui fut (de nombreuses fouilles en attestent) moins heurtée et moins dépressive qu'on ne l'a longtemps cru. Exemplaire, la fouille de l'agglomération du Roc de Pampelune près d'Argelliers (Hérault), suggère l'idée d'un redémarrage économique : la garrigue connaît peut-être un nouveau retournement de situation, ce n'est plus tout à fait l'Antiquité mais on est encore bien loin du Moyen Âge !
Et à Sommières, à Quissac, à Saint-Hippolyte, Saint-Martin-de-Londres ou Ganges : que cachent aux archéologues les villes médiévales qui interdisent fouilles et prospections ? On ne soulignera jamais assez la situation paradoxale de l'archéologie médiévale qui se trouve condamnée, de facto, à étudier les échecs, les désertions, les châteaux du vertige, parce qu'ailleurs, là ou "ça a marché" l'habitat est toujours présent et masque les occupations antérieures, interdisant les fouilles !